27 août 1999
Archiviste du présent
Les dessins de Dan Perjovschi deviennent
comme des archives immédiates,
contemporaines et éphémères
josée hansen
Selon sa panoplie du
reporter, on croirait Dan Perjovschi reporter de guerre ou au moins paparazzi.
Le gilet à poches multiples par exemple, comme on les connaît des photographes.
Sauf que chez lui, ce ne sont pas des pellicules ou des objectifs qui dépassent,
mais des stylos et des calepins. Ou encore sa petite mallette, dans laquelle il
garde tout ce qu'il trouve, un fanzine gratuit, une page de journal qui l'a
particulièrement marqué, des cartes postales, bref, les traces d'un moment
dans une ville, d'un endroit. Très discret dans son coin, il observe les gens,
le brouhaha, le trafic ou le calme, l'oeil scrutateur.
Le Luxembourg, il
commence à la connaître : l'été dernier, Dan Perjovschi avait participé à
la biennale d'art contemporain Manifesta 2
« avec un pied dans l'exposition
et l'autre dehors », en illustrant quotidiennement les articles du tageblatt et
une fois par semaine ceux du Land. Cette année, il était revenu pour le
vernissage de l'exposition Faiseurs d'histoires, à la mi-juillet au Casino. Il
y a accroché 200 petits cahiers qui documentent les événements politiques,
sociaux, artistiques et personnels du passé, de Bucarest en passant par
Luxembourg jusqu'à Venise et retour.
Dan Perjovschi est
Roumain, né en 1961 à Sibiu. C'est important, tout son art, toute sa vision du
monde en est marqué, forcément. À la Biennale de Venise, il partage le
pavillon officiel de la Roumanie avec les artistes de SubREAL, qui ont recadré
des photos d'archives grand format, pour n'en garder que les bords, ce qui fut
normalement jeté dans les cadrages officiels, et opèrent par là une
re-contextualisation, un glissement sémantique. Dan Perjovschi y a illustré
tout le sol, des dizaines de mètres carrés, en copiant les centaines et des
centaines de dessins qu'il avait soigneusement gardés dans ses calepins. Ils
sont tantôt drôles, tantôt acerbes, toujours lucides, directs, justes.
Recherche de son identité, de sa place en tant qu'artiste venant de l'Est dans
le monde de l'art contemporain très codifié de l'Europe occidentale,
questionnement du rôle de l'artiste ou les oppositions Est/Ouest persistantes
(on y retrouve d'ailleurs aussi des dessins qui furent publiés dans nos
colonnes).
Mais Dan Perjovschi a
surtout une conscience politique très poussée, son sol est un des seuls
endroits de la biennale où l'on retrouve des réflexions sur les bombardements
du Kosovo par l'Otan et sur la position très ambiguë de son pays durant cette
époque - qui coïncidait avec sa préparation pour le projet vénitien. Cela
n'a pas plu au gouvernement roumain, le ministre de la Culture Ion Caramitru
voulait même censurer voire défendre le projet, mais Perjovschi a eu la bonne
idée d'en informer la presse - un réflexe qu'il a eu entre autres parce qu'à
Bucarest, il est directeur artistique et illustrateur pour le magazine politique
et culturel 22. Forcément, ce fut radical, le gouvernement ne veut se laisser
accuser de censeur, le projet a pu se faire.
Un travail laborieux pour
Dan Perjovschi : passer plusieurs semaines sur les genoux, recroquevillé, à
dessiner méticuleusement, reporter les petits dessins sur les petits carreaux
pour finalement couvrir tout le sol. Mais l'artiste n'en est pas peu fier, aussi
de cette ouverture de la Roumanie, de cette nouvelle image sur la marché de
l'art, loin de l'imagerie religieuse orthodoxe traditionnelle. C'est la première
fois aussi qu'une jeune femme, Judit Angel, est le commissaire de cette représentation
officielle de la Roumanie, qui plus est, une femme qui vit et travaille surtout
à l'étranger.
Dans le petit
catalogue paru pour l'occasion, elle décrit le travail de Perjovschi ainsi : «
By directly drawing on the floor of the pavilion, Perjovschi is anthologizing
the production made in the period between his participation to Manifesta 2 and
the current Bienalle. The recuperation of hitherto mediatised drawings
corresponds to the transfer of the private diary into the public sphere. (...)
He belongs to the generation of Romanian artists who in the early '90s made the
shift from the aesthetic towards the ethical and social commission. (...) In the
light of scarce historical continuity between local alternative art trends and
inherited decontextualization, current practices are, from the very beginning,
facing the need of self-definition and reintegration within the international
art system. »1
Souvent exécutés
rapidement, comme dans l'urgence, les dessins de Dan Perjovschi, qu'ils soient
publiés ou simplement notés dans un agenda personnel, deviennent comme des
archives immédiates, contemporaines, mais en même temps éphémères : ses
installations sont souvent vouées à être détruites par la seule présence
des spectateurs qui les piétinent ou sont même invités à les effacer, comme
pour Anthroprogramming en 1995 à New York. Feuilleter ses cahiers au Casino
permet aussi de passer en revue l'année écoulée, artistique ou
socio-politique. Un regard en biais, une autre vue, cela vous ouvre l'horizon.
Actuellement, Dan
Perjovschi est en Serbie, à Belgrade. Invité pour un projet d'artistes, il y
joue son rôle d'« artiste-reporter » à merveille. Lors de son dernier
passage au Luxembourg, nous avons renoué contact. Nous publions dans cette édition,
page 21, quelques-uns de ses dessins envoyés de Belgrade.
1Judit
Angel dans Dan Perjovschi : rEST ; catalogue d'exposition du projet Report à la
48e Biennale de Venise, pavillon roumain ; publié par le ministère de la
Culture roumain.
L'exposition Faiseurs d'histoires
dure jusqu'au 10 octobre au Casino Luxembourg