http://www.broderie.it/pages/pagesPolis/marjane_satrapi.htm

L'interview !

Marjane Satrapi

Auteur de ses mémoires dans "Persepolis", une série qui connait un accueil
exceptionne du public et de la critique

Marjane Satrapi est partie d'Iran pour venir en France faire du dessin. En chemin, elle a rencontré une bande d'auteurs de BD qui lui inocculé le virus de la BD. Alors, Marjane a entrepris de raconter son enfance iranienne dans une série intitulée Persepolis. C'est paru à l'Association et ça a connu très vite un grand succès : attribution de deux Alph-Arts à Angoulême, succès critique (il n'est qu'à consulter le "Top Album") mais aussi public avec près de 15.000 exemplaires vendus, dont la moitié en librairie généraliste. Même ceux qui disent ne pas aimer la BD, ne peuvent s'empêcher d'adorer !

Au delà de l'intérêt du reportage ou du témoignage de Marjane, ce qui touche dans ses livres, c'est qu'elle a su retrouver - ou préserver - son regard d'enfant et comme Marcel Pagnol, nous parler de son enfance avec un ton juste, universel.

Rencontre avec une déjà Grande Dame de la bande dessinée qui n'en a pas encore perdu sa fraicheur, sa gentillesse et sa spontaniéïté pour autant !

Propos recueillis par Vincent

 

1 - Persepolis, livre à succès

Vincent : Votre livre Persepolis T1 semble avoir trouvé un large écho auprès du public. Vous avez une idée du nombre d’exemplaires vendus ?

Marjane Satrapi : Je crois qu’il en a été imprimé 18.000 exemplaires et que plus de 13.000 ont déjà été vendus. Et apparemment le deuxième tome relance les ventes du premier. Mais tout ça c’est abracadabra pour moi parce que ça fait seulement un an que j’ai des livres publiés et sans vouloir jouer la " gentille fille ", le bouquin ne m’appartient que jusqu’à ce que j’aie fait la dernière page encrée. A partir du moment où je donne les feuilles et que ça part à l’imprimerie, c’est un projet fini. Bien sûr on écrit parce qu’on veut que les autres lisent. Dans le mot " publie ", il y a " public " : on s’adresse aux gens et plus ça marche, plus on est content. Mais ce n’est pas ma préoccupation numéro un. J’ai déjà la tête au projet suivant, à Persepolis 3.

Le distributeur m’a dit que deux tiers des livres avaient été vendus en librairie généraliste à des gens qui ne commandent jamais de bande dessinée. Ca pour moi, c’est surprenant. En plus pour le premier tome, je n’avais fait aucune séance de dédicaces en librairie généraliste. Cette fois par contre, sur six

dédicaces j’en ferai la moitié en librairie généraliste. Comme je suis très bavarde, que j’aime beaucoup parler avec les gens, j’accepte facilement les invitations à des dédicaces et des conférences ou les demandes d’interviews lorsqu’elles émanent de journaux ou magazines que j’aime bien… J’ai toujours demandé à être entendue. Maintenant qu’on me demande de parler, je ne vais pas faire ma maligne et refuser ! Ca me fait plaisir de dire aussi ce que je pense. Mais la promotion de mes albums, ce n’est vraiment pas ma préoccupation première.

Je suis tombé sur une phrase d’un écrivain italien qui disait qu’écrire, pour lui, c’était la seule façon de parler sans être interrompu. Dans mon cas, je crois que c’est un peu pareil. Et il y a quelques milliers de personnes qui le lisent, tant mieux !

Vincent : Quelle est la genèse de cet album ? La bd n’était pas votre vocation première, je crois.

Marjane Satrapi : Non, la bd n’était pas ma vocation initiale, ni même l’illustration. J’ai toujours dessiné. J’étais graphiste au départ. J’ai fait les Beaux-Arts de Téhéran et obtenu une maîtrise de communication visuelle, ce qui voulait dire que j’avais fait un peu de tout, de l’illustration, du graphisme. Mon sujet de maîtrise portait sur la création d’un parc d’attraction sur les héros de la mythologie persane. Or parmi ces héros, il y avait en fait beaucoup d’héroïnes à cheval… ce qui ne correspondait pas à la situation de mon pays puisqu’une femme en tchador sur un cheval, ça ne fait pas très héroïne. Et puis c’était de la mythologie persane, sans aspect religieux alors ça ne pouvait pas marcher. J’ai eu ma maîtrise quand même. Mais pour moi c’était un vrai projet, j’avais même constitué une maquette d’architecte ! On peut toujours rêver, peut-être qu’un jour je le ferai quand même !

Puis je suis venue en France pour devenir graphiste et je suis entrée aux Arts Décos de Strasbourg. Je pensais faire de grandes affiches avec des aplats, des prospectus faits à la main… J’avais une vision très manuelle et artisanale de la chose qui correspondait à ce que j’avais appris en Iran et qui était issu des années 1960/70, très inspiré de l’école polonaise de l’affiche. Ce décalage était normal vu qu’après les années 1970 l’Iran s’est fermé aux influences extérieures. Or à partir des années 80 le graphisme a beaucoup évolué en Europe et ce que me présentaient les profs, la mise en page sur ordinateur, ne m’intéressait pas du tout. Je me suis retrouvée très frustrée et j’ai compris que ce n’était vraiment pas mon truc.

Ce sont mes profs qui m’ont conseillé de faire de l’illustration vu que chaque fois qu’ils me donnaient un sujet, je me mettais à dessiner. Un peu plus tard, je suis venue à Paris. Et il se trouve que ma meilleure amie à Strasbourg était la copine de Christophe Blain. Je suis donc venue m’installer à l’atelier des Vosges où il travaillait déjà. Et je me suis retrouvée à proximité de ce monde merveilleux qui faisait de la BD.

David B. qui est très intéressé par l’histoire de l’Iran et avec qui j’ai beaucoup discuté de ces choses-là, m’a dit un jour : " tu devrais en faire une BD ". Il m’a beaucoup aidé dans cette entreprise de même qu’Emile Bravo. Je me suis choisi ces deux parents parce qu’ils ont des styles très différents mais que j’ai des similitudes avec l’un et l’autre. Ils m’ont beaucoup soutenu sur le premier album. Et même sur le deuxième où Emile Bravo a relu mes textes, Christophe a regardé mes dessins, les a corrigés s’il y trouvait des défauts. Je m’estime encore élève apprentie avec beaucoup à apprendre. Heureusement j’étais en de bonnes mains.

Vincent : L’influence de David B. se ressent à la fois dans votre style de narration et votre dessin.

Marjane Satrapi : Surtout dans le dessin je crois parce que, même s’il y a une façon de raconter qui peut être similaire, on met l’accent sur des événements de la vie très différents. Avant de rencontrer David, j’avais un style personnel. Mais il faut que je vous dise que le premier album qui m’ait vraiment donné envie de faire de la bande dessinée, c’était <i>L’Ascension du haut mal</i> : c’est Delphine, la copine de Christophe Blain, qui me l’avait offert pour mon premier anniversaire en France et je suis vraiment tombé amoureuse de ce livre. Je me suis dit que s’il fallait faire de la bd, franchement c’était de la bd de ce genre. C’est vrai que j’ai une similitude de trait avec lui. Mais je ne peux que me sentir flattée qu’on compare mon travail avec celui de David, parce que je trouve qu’il dessine comme un Dieu alors que je ne considère pas que, moi, je dessine très bien.

Vincent : L’année dernière, vous avez été reçu l’Alph-Art du meilleur premier album. Ca vous a fait quoi ?

Marjane Satrapi : Franchement à part une petite statue ça ne change rien chez moi. Simplement comme c’était ma première bande dessinée, le fait qu’on l’ait distinguée me donne énormément de confiance en moi. Ca m’a aussi crédibilisé aux yeux des autres éditeurs que L’Association. J’ai toujours eu mille et une idées pour faire des choses que je n’ai pas pu sortir parce que je n’avais pas confiance en moi, je m’excusais d’être là. Je suis devenu crédible pour moi et pour les autres, ça m’a permis de

travailler avec plus de facilité et d’assurance. C’est surtout ça que ça m’a apporté. Et un peu de sous, ce qui n’était pas mal (rires).(1)

Vincent : Votre succès ne fait pas de jaloux à L’Association ?

Marjane Satrapi : Franchement non, ce n’est pas du tout ce que je ressens. Ca me touche d’ailleurs beaucoup que tous ces gens qui m’ont soutenue et qui ont des années d’avance sur moi en bande dessinée se réjouissent de ce qui m’arriva. Je crois qu’ils sont vraiment d’une bienveillance absolue à mon égard !

2 - Persepolis, chronique de l’enfance ou récit politique ?

Vincent : Ce qu’il y a d’admirable dans vos livres, c’est la façon dont vous avez su préserver, retranscrire la fraîcheur de l’enfance malgréle contexte éminemment politique de l’histoire.

Marjane Satrapi : Vous savez, au milieu de toutes les mauvaises choses que j’ai en moi, j’ai une grande qualité : je me souviens absolument de tout. Même les sensations. Je suis allée toute seule en Autriche. L’adolescence est un âge où on a besoin de ses parents pour qu’ils vous disent : " Il faut faire ceci, il faut faire cela ". Ils sont un peu vos juges, ils vous punissent parfois mais surtout ils vous mettent sur le droit chemin. Moi, je me suis trouvée privée de mes parents. Il a donc fallu que je sois juge moi-même, que je me punisse toute seule.

Comme ça faisait déjà beaucoup, que je ne pouvais pas envisager le futur, j’ai toujours vécu dans mon passé, à revivre les événements en m’imaginant ce que mes parents m’auraient dit dans une telle situation. J’ai passé beaucoup d’années en ne vivant pas dans le présent parce que c’était difficile d’y vivre tel qu’il se présentait, en n’ayant aucune vision du futur parce que la situation n’était vraiment pas facile et que je ne pouvais pas faire comme les enfants de mon école qui disaient : " Après ça, on va faire ça et ça ! " Moi, je n’en savais rien. Je ne faisais des projections que dans le passé. Il est donc resté très vif.

En fait, mon travail le plus important pour Persepolis, ce n’est pas de dessiner : j’ai un dessin minimaliste, même si je travaille beaucoup les expressions. Je ne dessine pas beaucoup de décors, je ne travaille pas les cadrages, je trouve d’ailleurs que ce n’est pas nécessaire pour ce que je raconte. Et je suis paresseuse, je n’ai pas envie d’en faire plus. Non, l’essentiel de mon boulot, c’est de me souvenir comment je ressentais les choses quand j’avais six, dix ou treize ans. Parce que je trouve beaucoup plus intéressant que le livre évolue avec mes sensations d’alors plutôt que de faire semblant en tant que femme de 31 ans.

Je fais un important travail de mémoire, j’écris beaucoup et j’enlève tout ce qui n’est pas essentiel. Les encrages après ne me prennent pas beaucoup de temps. Si j’ai besoin d’un an pour qu’un bouquin sorte, c’est à cause de ce travail de mémoire.

Vincent : Je pense que c’est ce qui permet d’accrocher aussi bien à votre récit, cette ambivalence entre le contexte historique et politique et l’histoire d’une petite fille comme les autres.

Marjane Satrapi : L’an dernier, j’ai reçu une cinquantaine de lettres d’élèves d’un collège près d’Annecy qui avaient étudié Persepolis 1. Et à 11 ans, ils posaient plein de questions, ils avaient tout compris. C’était incroyable et très touchant. Je m’étais toujours dit que les êtres humains à travers le monde avaient les mêmes vœux, les mêmes souhaits, les mêmes envies, que c’est après, en grandissant qu’on nous inflige des idéologies, des façons de penser, des façons de faire qui nous donnent l’impression d’avoir des souhaits différents.

A la base les êtres humains sont pareils. Et je crois que les gens se reconnaissent dans mon récit, même s’ils se disent au départ qu’ils risquent de ne pas comprendre parce que je parle d’un endroit situé à 6.000 kilomètres de la France. En fait ils comprennent parce qu’eux aussi, ils ont pris une raquette de badminton et joué de la guitare avec sur une musique de hard rock. Et à partir de ce moment-là, c’est un choc pour eux de s’imaginer qu’à 6.000 km, une gamine de 13 ans est exactement comme les gamines d’ici.

J’ai toujours pensé que les gens allaient s’approprier mon histoire. Alors quand j’ai vu que des gamins de 11 ans qui n’ont jamais connu les événements que je raconte ont tout compris et en sont émus, là je suis vraiment contente et je me dis que j’ai réussi ce que je voulais faire. C’est ça le succès que je m’accorde. Quand j’écris une histoire, ma seule préoccupation est de savoir si ce que j’écris est compréhensible, si le lecteur qui n’est pas de ma culture, comprendra ce que je veux dire. Tout ce qui m’importe, c’est de prendre la main de mon lecteur et de lui dire : " Viens, je vais te raconter une histoire, suis-moi ".

Vincent : Vous parlez d’un troisième album alors que j’étais persuadé que vous alliez vous arrêter avec ce second tome vu qu’à la fin du récit vous quittez l’Iran.

 

Marjane Satrapi : Non, je quitte l’Iran mais j’y retournerai. Je suis allé à Vienne en 1984 mais je suis rentrée en Iran fin 1988 et y suis restée jusqu’en 1994. Le troisième tome parlera de l’exil, du mien mais aussi de celui de tous ces iraniens qui ont quitté leur pays, la plupart du temps pour des raisons politiques plutôt qu’économiques, pour leur survie. Ce n’est jamais facile d’être exilé, de savoir que ses parents sont encore là-bas, qu’il y a des bombardements. A un certain moment on finit par ne plus rien vouloir savoir de ce qui se passe de l’autre coté parce qu’on ne peut pas le porter. J’étais trop jeune pour ça. Et un jour on pète les plombs, on n’en peut plus, il faut rentrer parce que la culpabilité vous tue. Je suis donc retournée en Iran où j’ai fait les Beaux Arts. Et je ne suis venue en France qu’en 1994. C’est seulement là que je m’arrêterai, avec donc une deuxième scène de départ en avion. Après ça deviendrait hors sujet. Il y aura donc quatre tomes, chacun sur une période bien différente, c’est très chronologique en fait.

 

3- Marjane, auteur de livres pour pour la jeunesse

Vincent : Vous avez fait plusieurs livres pour enfants.

Marjane Satrapi : Oui, deux livres chez Nathan ainsi que <i>Sagesse et Malices de la Perse</i> chez Albin Michel où je ne suis qu’illustratrice. J’ai écrit un album chez Nathan qui s’appelle <i>Ulysse au pays des fous</i> qui a été illustré par Jean-Pierre Duffour ainsi que <i>Les Monstres n’aiment pas la lune</i> que j’ai entièrement réalisé. Et je suis en train de préparer un autre album, toujours chez Nathan qui s’appelle <i>Hachda le dragon</i> et qui devrait sortir en février 2002. Après j’ai encore un projet pour Nathan la même année. En fait, j’avais déjà écrit plein d’histoires pour enfants et j’arrive à les placer maintenant.

Vincent : Grâce à Persepolis et à l’Alph Art ?

Marjane Satrapi : Non, ce n’est pas lié : quand Nathan a signé le contrat pour les deux premiers livres, je n’avais pas encore publié Persepolis. Ca s’est passé au mois d’octobre 2000 et Persepolis est sorti le mois suivant. Je crois que quand j’ai fait Persepolis et que j’ai su que j’allais être publié, ca m’a donné de l’assurance. Avant quand j’allais chez l’éditeur, je disais en ouvrant mon book : " ça c’est de la merde… ". Comment voulez-vous faire confiance à quelqu’un qui s’excuse et qui dit elle-même qu’elle est de la merde ? Je ne dis pas du tout que c’est du cynisme, dû au mauvais coté des éditeurs. Il faut que les gens qui viennent les voir soient déjà convaincus eux-mêmes.

A l’époque où je suis allé voir Nathan, je savais que j’avais un bouquin qui allait être publié alors je m’en foutais un peu et j’étais beaucoup plus confiante. Ils ont pris la peine de lire les histoires, ça leur a plu et voilà ! En plus, comme on a eu un article dans Le Monde pour l’histoire avec Jean-Pierre Duffour, ils doivent avoir davantage confiance et maintenant, quand je propose quelque chose, ils le lisent attentivement et normalement ça marche. Et puis j’essaie de ne pas proposer n’importe quoi, je ne fais pas beaucoup de livres, je suis super exigeante sur ce que je fais, je peux réécrire une histoire quarante fois avant de la présenter…

Vincent : La bande dessinée ne sera pas une parenthèse de quatre années dans ta vie ?

Marjane Satrapi : Non, maintenant j’y ai pris goût. Avant je pensais que la BD, c’était un truc pour les chtarbes, les fous, les petits copains qui aimaient dessiner case après case. Et en fait j’aime bien ce qui dure super longtemps. Et la bande dessinée, ça demande énormément de boulot, de concentration et ça aussi, ça me plaît énormément. Et donc l’année prochaine je vais bien sûr faire Persepolis 3 mais aussi un autre album de bande dessinée toujours à L’Association. Et après Persepolis 4, je continuerai à faire d’autres bandes dessinées qui auront ou n’auront pas de rapport avec mon pays, je n’en sais rien.

 

4- Marjane Satrapi, une Perse de France

Vincent : Aujourd’hui, vous êtes toujours iranienne ou vous avez opté pour la nationalité française ?

Marjane Satrapi : A chaque fois que je vais en Iran, je suis chauviniste française alors qu’en France je suis nationaliste iranienne. Je suis un peu les deux, franchement. Je suis venue en France où j’ai eu la chance de tomber sur des gens qui m’ont accueillie à bras ouverts, qui ont toujours été très curieux, très intéressés. Mes meilleurs amis maintenant sont en France et ça fait sept ans que je construis des choses avec eux… Donc la France, c’est mon pays, je suis concerné par tout ce qui s’y passe.

Je suis Iranienne. Peut-être un jour aurais-je la double nationalité. Mais il y a des choses qu’on ne change pas, ma couleur de peau ne changera pas, je resterai très brune. Et il y a des choses en Iran que je n’aurai jamais en France. Je suis vraiment entre les deux. Je suis restée quatre ans en Autriche et je n’ai jamais senti que c’était mon pays.

Il y a une chose super incroyable qui m’est arrivé en 1998 pendant la coupe du monde de foot : je revenais d’Iran, j’avais la tête dans le sac, je n’avais pas regardé les matchs. Et le soir de la finale, une de mes amies m’appelle et me dit : " On a gagné ". Là j’ai pensé, c’est bon, ça veut dire qu’elle ne fait aucune différence entre elle et moi. Même si je ne suis pas de la même nationalité qu’elle par les papiers, pour elle c’est notre victoire. Et moi aussi je le ressentais comme ça.

Vincent : En Iran, vous avez toujours toute votre famille ?

Marjane Satrapi : Il n’y a plus que mes parents. La plupart de la famille de ma mère se trouve aux Etats Unis et celle de mon père en Russie. Les communistes contre les impérialistes.

Vincent : Pourquoi vos parents restent-ils là-bas ?

Marjane Satrapi : Ecoutez, avant l’âge de trente ans, quand on n’a pas vraiment construit grand chose, c’est très facile de partir. Quand tous ces événements sont arrivés Mon père était déjà ingénieur depuis des années en Iran, il avait sa position. Et il est toujours parti du principe que, quand il n’y aura plus de guerre, il faudra qu’il y ait des gens pour reconstruire le pays, qu’on doit quand même des choses à son pays. Moi j’étais trop jeune et donc je devais partir mais lui non. Et puis il y a aussi une question de crise d’identité : chez vous, vous êtes quelqu’un mais si vous allez ailleurs, vous devenez personne. Et quand vous avez déjà un statut, c’est très difficile de recommencer à zéro. Moi je n’avais rien commencé en Iran donc je pouvais partir de zéro. Ils sont restés en Iran, ils y travaillent, ils adorent leur pays et ils sont contents de voir que les choses évoluent dans leur pays.

Vincent : Ils peuvent venir vous voir ?

Marjane Satrapi : Bien sûr, ils viennent régulièrement.

Vincent : Et vous, vous pouvez aller en Iran ?

Marjane Satrapi : J’y suis allée régulièrement jusqu’à l’an 2000. Maintenant j’ai beaucoup de travail et je préfère que ce soit eux qui viennent en France pour qu’ils profitent des petits plaisirs de tous les jours qu’ils ne peuvent pas avoir là-bas. Ma mère peut par exemple se balader sans avoir son foulard sur la tête. Moi, je connais déjà l’Iran j’y ai vécu quand même dix-neuf ans. Et le jour où je voudrai rentrer, je pense que je le pourrai. Et puis les choses évoluent là-bas. Les gens ont une grande conscience politique, la jeunesse veut que les choses bougent et je pense que ça continuera d’évoluer. Et j’en veux pour preuve la position adoptée par l’Iran face aux derniers événements qui ont marqué l’actualité. On voit que ce n’est plus une position très intégriste, très fondamentaliste. Ca a beaucoup changé et ça laisse beaucoup d'espoir.

Vincent : Vous trouvez les Français ouverts ?

Marjane Satrapi : Je les trouve très ouverts ! Avant, on me disait : " En France, il y a 8% d'extrême droite. " Oui mais il y a aussi 92% qui n’y sont pas. Et puis les 8% de cons ils existent dans tous les pays du monde, ce n’est pas propre à la France. Quand on dit que la France est une terre d’exil, d’accueil, je trouve que ce n’est pas faux, il y a une sorte de curiosité en France. La preuve : quand je voyage dans un pays je regarde la télévision. Comparez le nombre de documentaires proposés sur des pays étrangers, des ethnies, des mœurs ou des cultures différentes en France et aux Etats Unis par exemple… Ou à la télé italienne. Pourquoi montre-t-on ça à la télé française ? Parce qu’il y a des gens que ça intéresse ! Je n’ai jamais senti que j’étais victime de racisme. Dans mon pays aussi, il y a des gens qui peuvent me traiter de tous les noms ! Ce sont des cons. Et le con est international ! L’attitude générale en France est plutôt l’ouverture.

 

5 - Fidèle adepte de l’Association pour ses Coups de cœur et ses projets

Vincent : Pour finir, quels sont vos coups de cœur dans la bd actuelle ?

Marjane Satrapi : Ca va vraiment faire Marjane et ses copains. Mais évidemment les gens que j’apprécie le plus sont mes amis. Par exemple le travail de Christophe Blain, de David B., d’Emmanuel Guibert, de Joann Sfar, d’Emile Bravo... J’ai lu <i>Incertain Silence</i> de François Ayrolles qui met en scène Buster Keaton et je trouve cette BD vraiment super. J’aime aussi beaucoup le travail de Vincent Sardon à l’Association.

Vincent : Vous resterez fidèle à L’Association ?

Marjane Satrapi : Je suis de nature très fidèle. L’Association m’a fait entièrement confiance, ils ont une façon de voir les choses qui correspond exactement à la mienne. C’est vrai aussi qu’il faut vendre… Mais ils ne vont jamais me dire : " Il faut que tu fasses 46 pages ou 54 pages à cause du prix du papier ". Je peux faire le nombre de pages que je veux. Ils s’en foutent de perdre un peu d’argent là-dessus, ils ne vont pas calculer au centime prêt pour faire le maximum de bénéfices. Donc je trouve déjà ça super. En plus je trouve leurs bouquins graphiquement super beaux. Mes livres se vendent bien donc je gagne bien ma vie avec. Les gens qui travaillent là sont tous mes amis, je m’entends super bien avec eux. Et même à Angoulême, on n’a pas de séance de dédicace imposée, on n’est obligé à rien, on les fait si on a envie. Cette liberté, quelle autre maison d’édition me l’accorderait ? Alors tant que L’Asso existe, tant qu’ils veulent bien de mes projets, j’y reste. Comme les choses se présentent, L’association sera là très longtemps et je serai avec eux aussi longtemps.

 

(1) depuis l'interview, Persepolis 2 a encore été distingué par un Alph-Art en 2002, cette fois celui du Meilleur scénario.

 

Interview réalisée à Paris, Place des Vosges.